RETOUR SUR LE MALHEUR PIED-NOIR
Par JEAN-MICHEL DÉCUGIS, CHRISTOPHE LABBÉ ET OLIVIA RECASENS
«Un jour à Sidi Bel Abbes, où nous vivions, le manège d'enfants s'est fait mitrailler par le FLN. Des tas de gamins sont morts, d'autres ont été grièvement blessés. »Alain Afflelou, PDG du groupe du même nom, a 12 ans en 1962 quand il quitte l'Algérie. Ses parents sont boulangers et appartiennent à la communauté juive pied-noire. « La Légion étrangère a arrêté les tueurs et exposé leurs corps massacrés à la population. Je suis allé les voir et, comme tout le monde, j'avais le sourire. Nous n'étions pas des fascistes. Il faut replacer tout cela dans le contexte. Si les attentats dans le métro à Paris avaient duré un an, comment les gens auraient-ils réagi ? »
Le débat actuel sur la torture a ravivé le malaise des rapatriés. Ils ne supportent plus d'être jugés par l'opinion publique responsables de la « sale guerre ». Dans l'inconscient collectif, les musulmans se seraient révoltés comme un seul homme contre les pieds-noirs, qui les exploitaient, obligeant l'armée française à voler à leur secours. Un reproche qui a l'effet du sel sur une plaie jamais cicatrisée.
Dans les mois qui suivent la signature des accords d'Evian, le 18 mars 1962,1 200 000 Français d'Algérie, soit 10 % de la population locale, vont quitter leur terre natale sans espoir de retour. Ils fuient un climat de terreur instauré par le FLN et la surenchère meurtrière de l'OAS (Organisation armée secrète). « Ma tante et mon oncle ont été déchiquetés par une grenade au cinéma à Mostaganem, le surveillant général de mon lycée poignardé dans une rue de Bel Abbes... Sur la place Carnot, dans un café, il y avait une grenade dans un couffin. Trois jeunes filles ont été tuées sur le coup, les trois plus jolies filles de Bel Abbes... L'objectif était de semer la terreur, de nous obliger à partir » , raconte encore Alain Afflelou. Un départ précipité, avec le plus souvent une ou deux valises pour tout bagage. C'est la plus grande migration jamais absorbée par la métropole. Les pieds-noirs forment aujourd'hui en France, avec leurs enfants, une communauté de près de 3 millions de personnes.
On les voyait riches colons alors que la majorité d'entre eux étaient artisans, ouvriers, petits fonctionnaires, citadins modestes votant au centre ou à gauche. De Bab el-Oued, Oran ou Sétif ils ont ramené le mal du pays, et une rage de réussir qu'ils ont transmise à leurs enfants. Ils sont repartis de zéro dans une métropole hostile que beaucoup découvraient pour la première fois. Aujourd'hui les pieds-noirs veulent être reconnus pour ce qu'ils sont : des victimes de l'Histoire dont certaines pages ont été occultées. C'est le sens des deux plaintes déposées contre X le 13 mars pour « crime contre l'humanité », « enlèvements et arrestations arbitraires ».
A l'origine de ces deux plaintes, onze familles et l'association Jeune pied-noir (1). Il s'agit pour elles de faire reconnaître la responsabilité de la France dans la disparition de plusieurs milliers de pieds-noirs enlevés après le cessez-le-feu, par le FLN ou les « marsiens », ces nationalistes de la dernière heure. Du 19 mars au 31 décembre 1962, officiellement 3 019 Européens sont kidnappés, quasiment sous les yeux de l'armée française, qui reste l'arme au pied (2) ; 1 773 n'ont jamais réapparu. En proportion, il y a dix fois plus de disparitions en Algérie durant cette période qu'en Argentine dans les années 70 sous la dictature ( voir Le Point n° 1534 ). Pourtant, le dossier est occulté, peut-être parce que les morts ont été encore plus nombreux chez les soldats français, les harkis et naturellement les Algériens.
Des fauteurs de guerre
Quarante ans après, alors que le débat fait rage sur les exactions commises par l'armée française, les familles de disparus demandent « vérité, justice et mémoire » sur le sort réservé aux pieds-noirs. « La France a laissé disparaître nos enfants, nos frères, nos mères, nos parents sans rien faire », affirme, les larmes aux yeux, Anne-Marie Danon, dont le frère, André, 29 ans, agriculteur, a disparu le 8 mai 1962 entre Orléansville et La Guelta. « L'important était de ne pas rompre les accords d'Evian si longuement négociés. Il fallait coûte que coûte éviter de relancer le conflit. Ils ont été sacrifiés pour des raisons politiques. La France doit le reconnaître. Il ne faut pas qu'ils disparaissent une deuxième fois dans l'oubli. »
Pourquoi cette action judiciaire aujourd'hui ? Pendant des années, les pieds-noirs n'en ont parlé qu'entre eux ou se sont murés dans le silence face à l'incompréhension de l'opinion qui les désignait comme des fauteurs de guerre. « J'étais institutrice. Le jour où j'ai évoqué avec une collègue métropolitaine l'assassinat de mon père par le FLN, elle m'a rétorqué : un colon de moins, mon fiancé n'ira pas faire son service militaire en Algérie. A partir de ce jour-là, j'ai caché mon identité pied-noire. Mais aujourd'hui je ne veux plus avoir honte. »
« Une histoire à sens unique »
Certains pieds-noirs ont décidé de briser le silence. Ainsi, un rapatrié se présente comme candidat à la prochaine élection présidentielle. Son ambition n'est bien sûr pas de s'installer à l'Elysée, mais de « rétablir la vérité sur les Français d'Algérie ». Jean-Félix Vallat est né à Mascara en 1950. Il a grandi à Thiersville, un petit village dont son père était le maire et sa mère l'institutrice. Tous les deux ont été assassinés en 1958 par le FLN. « On les a tués pour ce qu'ils représentaient : la France. Cela s'est passé le 8 avril. Nous rentrions tous en voiture à la ferme, j'étais à l'arrière avec mes deux frères, il faisait nuit. Un commando du FLN avait tendu une embuscade, ils ont mitraillé la voiture, mon père en a perdu le contrôle et percuté un arbre. Ma mère a eu le réflexe de rabattre le siège arrière en nous criant : cachez-vous ! Les tueurs ne nous ont pas vus, ils ont égorgé nos parents sous nos yeux » (3).
Aujourd'hui, Jean-Félix Vallat dirige une exploitation agricole dans le Tarn. Il y a un mois encore, ses enfants ignoraient tout de son passé. Sa fille, Marion, 23 ans, étudiante, a appris les conditions de l'assassinat de son grand-père et de sa grand-mère lors d'une apparition de son père à la télévision. « Je voulais la protéger. Maintenant, elle doit savoir » , justifie Jean-Félix Vallat. Sa décision de se présenter est une réaction à la proposition de loi - avortée - tendant à faire du 19 mars une journée commémorative de la guerre d'Algérie. « J'ai été révolté. Pour nous, la guerre d'Algérie ne s'arrête pas le 19 mars. Au contraire, c'est à partir de cette date que le FLN massacre les harkis et s'acharne sur les pieds-noirs, à coups d'enlèvement. On en a assez de voir l'histoire que nous avons vécue racontée à sens unique. »
Assez aussi des clichés qui leur collent à la peau. « Le riche colon pied-noir est un mythe », s'insurge l'universitaire Jean-Jacques Jordi, qui, en tant que pied-noir, a été le premier à étudier l'histoire des rapatriés d'Algérie (4). A peine 1 % des Français d'Algérie sont des colons (propriétaires terriens). 12 000 personnes au total, dont 300 sont vraiment riches. Le niveau de vie moyen des Français d'Algérie est inférieur de 20 % à celui de la métropole. Les classes aisées représentent moins d'un tiers de la population. « Les hommes de ma famille étaient pauvres et sans haine, et n'ont jamais exploité ni opprimé personne » , a écrit Albert Camus en 1958 dans « Chroniques algériennes ». « Les trois quarts des Français d'Algérie leur ressemblaient » , conclut-il.
Il s'agit pour beaucoup de réfugiés économiques venus d'Espagne, d'Italie ou de Malte ; d'Alsaciens qui fuient les Prussiens ; d'exilés politiques, communards, antifascistes italiens, républicains espagnols. Ce sont aussi 140 000 juifs séfarades enracinés depuis plus de deux mille ans en Algérie et devenus français par décret en 1878. « Sur trois générations, j'ai eu une grand-mère espagnole, une arrière-grand-mère juive et un arrière-grand-père berbère », souligne Catherine Camus, la fille du prix Nobel de littérature que Le Point a rencontrée dans la maison de son père, à Lourmarin, dans le Luberon (voir encadré page 71).
On a présenté tous les pieds-noirs comme des sympathisants d'extrême droite, sous couvert de l'appartenance à l'OAS. La réalité est plus complexe. « Alger, en 1936, vote pour le Front populaire » , rappelle Jean-Jacques Jordi. L'adhésion des pieds-noirs à l'Organisation armée secrète est avant tout une réaction populaire au sentiment de trahison et à l'abandon de l'Algérie française. Un rejet de la politique du général de Gaulle qui conduit à l'indépendance. « Le quartier populaire de Bab el-Oued, à Alger, devient en 1961 le bastion de l'OAS alors que quelques années auparavant le Parti communiste y récoltait 30 % des voix », précise-t-il. Dans un climat de chaos et de désespoir, les pieds-noirs se raccrochent à l'OAS comme à une bouée de sauvetage, avant de s'en détacher à mesure que le mouvement sombre dans une violence aveugle. Néanmoins, l'étiquette d'extrême droite reste aujourd'hui collée aux rapatriés, en dépit des analyses électorales.
La mauvaise image des pieds-noirs est intimement liée au rejet de la guerre d'Algérie dans l'opinion. « Les pieds-noirs doivent assumer le péché collectif du colonialisme » , précise la sociologue Jeannine Verdès-Leroux, directrice de recherche au CNRS (5). « Après guerre, toute la classe politique, Pierre Mendès France en tête, magnifie l'oeuvre civilisatrice accomplie en Algérie par les pieds-noirs. On considère que, malgré les erreurs et les drames, elle est une avancée sur la voie du progrès. Puis, dans un contexte international de décolonisation, tout bascule. Les colons sont décriés et, avec eux, tous les Français nés en Algérie. »
Paris dépassé par l'exode
Des images péjoratives sont véhiculées dans la presse par de grandes signatures comme François Mauriac. Les Français d'Algérie deviennent ainsi des brutes, riches, oppressives et réactionnaires. Les récits des appelés, de retour en métropole, ne font que renforcer ces clichés. « Ils se plaignent d'avoir été envoyés en Algérie pour défendre des colons qui ont fait fortune en faisant "suer le burnous" » , affirme Jeannine Verdès-Leroux.
Le mal est fait. Lors de l'exode, en 1962, chez les Français, c'est l'indifférence et l'hostilité qui dominent. Du jour au lendemain, les pieds-noirs abandonnent leur ferme, leur villa, leur appartement. Plutôt que de laisser leurs biens, certains préfèrent tout détruire. Jean-Marc Lopez, retiré aujourd'hui à Six-Fours, dans le Var, a 10 ans à l'époque quand il assiste à ces scènes de départ surréalistes. « Nos voisins ont détruit les ascenseurs, démonté les rampes d'escalier, brûlé leurs voitures. Il ne fallait pas traîner sous les balcons, sous peine de recevoir une télévision, un frigo ou une machine à laver sur la tête. »
A partir du mois d'avril, on ne trouve plus de valises en Algérie. Les familles en sont réduites à fabriquer leur propre valise avec des planches en bois. Sur les quais des ports d'Oran et d'Alger, dans les halls d'aéroport, des milliers de femmes, d'hommes, d'enfants, de vieillards attendent, agglutinés, nuit et jour, une place dans un paquebot ou un avion. Emile Ingignoli, 65 ans, douanier sur le port d'Oran, n'oublie pas ces journées d'hystérie collective. « Les gens dormaient par terre. Ils n'avaient ni eau ni nourriture. Pour ne pas perdre leur tour dans la queue, certains urinaient et déféquaient sur place. Une image hante encore mes rêves quarante ans plus tard : celle d'un jeune couple qui transporte un bébé mort dans une valise. Il n'avait pas voulu abandonner en Algérie le corps de son enfant. »
A Paris, on est complètement dépassé par l'ampleur de l'exode. Le gouvernement prévoyait seulement le retour de 400 000 pieds-noirs sur quatre ans. On en enregistre un million en trois mois ! Paris fait tout pour ralentir ces départs massifs qui décrédibilisent les accords d'Evian censés garantir « une paix tranquille » . On tente donc de rassurer et de calmer la population. Jean-Marc Lopez se souvient que les rues d'Alger étaient inondées de tracts visant à calmer la population. « Des haut-parleurs installés sur des camions militaires haranguaient la foule pour l'assurer du soutien de l'armée et l'inciter à rester. »
En vain. Incapable d'empêcher cet exode massif, le gouvernement essaie de le minimiser. Le 26 juin, le secrétaire d'Etat aux Rapatriés, Robert Boulin, annonce en conseil des ministres 169 000 départs seulement. Il affirme que le rythme est le même qu'en juillet 1961 et en déduit que les pieds-noirs ont avancé d'un mois la date de leurs vacances.
« Halte au péril pied-noir »
A leur arrivée en France, la majorité des rapatriés ne savent pas où aller. On les croit riches, mais ils n'ont pas d'argent en poche. Michelle Beauceville, 60 ans, installée sur les hauteurs d'Aubagne, dans une villa cossue, n'oublie pas le mépris des passagers du train Marseille-Lyon dans lequel elle est montée le 27 juin 1962. « J'avais 20 ans. J'arrivais de Blida, seule, avec trois enfants de 2 à 5 ans et six valises. Le train était bondé. Un contrôleur a demandé au micro si quelqu'un voulait laisser sa place à une jeune rapatriée avec trois enfants. Personne ne s'est levé. Au bout de deux heures, un ressortissant belge qui venait de monter dans le train m'a proposé sa place et offert des gâteaux aux enfants. Quand je l'ai remercié, il m'a simplement dit : "Je vivais au Congo, moi aussi j'ai connu ça." »
A Marseille, des affiches hostiles recouvrent les murs de la Joliette. On y voit deux grands pieds, noirs, au centre d'une carte de France. Au-dessous, cette inscription : « Halte au péril pied-noir » . Jean-Jacques Jordi affirme qu'il a retrouvé dans les archives du port de Marseille la trace de nombreux vols ou sabotages : des dockers ont même trempé des caisses appartenant à des rapatriés dans l'eau du port avant de les laisser sur les quais au soleil pendant des heures. Il y a aussi des vols. « Un quart des biens débarqués par bateau se sont volatilisés en arrivant dans la cité phocéenne » , précise l'historien.
La détresse des nouveaux arrivants est exploitée : le prix des loyers, des pas-de-porte, des cautions double ou triple. A l'époque, Maurice Cazorla, 74 ans, était courtier à Montpellier. « 90 % des affaires proposées étaient des escroqueries. Les pieds-noirs représentaient des pigeons idéaux. Ils étaient dans l'urgence et ne connaissaient ni les terres, ni les cultures, ni les us de la France », se souvient-il. Certaines familles d'agriculteurs paient encore les pots cassés de ces mauvaises acquisitions. Guillaume Raymond, 39 ans, est aujourd'hui surendetté parce que son père, rapatrié d'Algérie, a acheté en 1962 près de Hyères des terrains agricoles qui se sont révélés inondables. « Tout le village le savait, mais personne ne le lui a dit. Je me retrouve aujourd'hui avec 7 millions de francs de dettes, à la tête d'un patrimoine invendable, à essuyer des inondations qui ruinent tout mon travail. »
Un modèle de réussite
Les enfants sont aussi en butte à l'hostilité ambiante. Dans les classes, on raille leur accent, leurs maladresses dues à un changement brutal de repères. Marcel Camicci, 44 ans, aujourd'hui artisan à Sigean, dans l'Aude, considère sa scolarité comme la « période noire de [sa] vie » . En 1962, sa famille venait de Bône, où elle possédait une ferme. Elle s'est retrouvée à Pézenas, sans argent, dans un baraquement de transit. « J'avais 3 ans quand je suis parti d'Algérie. Pourtant, en CM2, l'institutrice m'a dit : "D'où tu viens ? Tu ne peux rien comprendre." J'ai passé l'année au fond de la classe. »
Dans la cour de l'école, Marcel et les autres petits pieds-noirs sont tenus à l'écart, isolés. « On était les souffre-douleur. Mais très vite les Arabes sont arrivés, et tout a changé. Ils vivaient le même racisme. On s'est retrouvés ensemble contre les Français. Je traînais toujours avec eux, en cachette de mes parents, qui ne voulaient pas que je les fréquente. »
Les familles de rapatriés sont éparpillées dans toute la France. Beaucoup se retrouvent dans le Sud, où elles vont même créer de toutes pièces Carnoux-en-Provence. Une commune qui compte aujourd'hui 8 000 habitants, dont la moitié sont des pieds-noirs. D'autres familles se retrouvent en Alsace, en Bretagne ou dans le Nord, où elles bénéficient d'une prime géographique mise en place pour « désengorger » le Sud. Au-delà de l'exode, c'est tout un environnement familial qui s'écroule.
Et puis, il faut refaire sa vie. Sans guère d'aide pour commencer. En fait, les familles qui ont tout perdu devront attendre huit ans pour que l'Etat commence à les dédommager. En 1997, au terme de l'indemnisation, les sommes versées représenteraient 40 % de la valeur des biens estimés au moment du départ. En 1962, un rapatrié au chômage, chef de famille, doit se contenter d'une « allocation de subsistance » de l'ordre de 400 francs par mois. Pourtant, selon un sondage réalisé cette année-là, 31 % des Français jugent l'aide apportée aux rapatriés « excessive » et 36 % « suffisante » . Dans la même étude, 53 % des sondés estiment que les rapatriés ne font aucun effort d'adaptation.
La suite prouve le contraire. A côté de tous ceux qui se sont fait un nom, d'Alain Afflelou à Yves Saint Laurent en passant par Paul Quilès, Jean-Paul Belmondo ou encore le prix Nobel de physique Claude Cohen-Tannoudji, l'immense majorité des pieds-noirs constitue un modèle de réussite professionnelle et d'intégration sociale. Jean-Claude Scotto est aujourd'hui psychiatre à la retraite : « Je suis arrivé à Marseille à l'été 1962 avec 96 autres internes des hôpitaux d'Alger. 50 d'entre nous sont devenus professeurs de médecine, alors qu'en moyenne seulement 10 % des internes deviennent professeurs d'université. » La réussite est pratiquement la même dans toutes les disciplines. Les pieds-noirs ont dû s'adapter coûte que coûte. Beaucoup n'ont pas hésité à changer de métier du jour au lendemain. Une capacité d'entreprendre que Jeannine Verdès-Leroux attribue en partie à l'esprit pionnier, hérité des réfugiés politiques ou économiques qui avaient « défriché » l'Algérie. Catherine Camus y voit, elle, « une similitude frappante avec les Américains » . « La plupart des pieds-noirs avaient des origines humbles, multiples, un attachement profond au drapeau, le goût des grands espaces et le sentiment que tout était possible... » En mars 1976, un rapport de la Documentation française intitulé « Les rapatriés d'Algérie en France » dresse un bilan de l'intégration pied-noire. Il souligne « le modernisme » , « l'ouverture d'esprit » , « l'imagination » et « l'audace » de cette communauté, pour conclure : « Le rapatrié est une chance pour la France. » Certes, les pieds-noirs ont débarqué dans une métropole en pleine croissance, qui ne connaissait pas le chômage. Mais ils en ont accéléré la transformation économique et sociale. Paradoxalement, l'exode a aussi été un atout pour beaucoup d'enfants de pieds-noirs. C'est du moins l'analyse de Jean-Jacques Jordi : « Les parents ont souvent vécu un déclassement dans l'échelle sociale. Pour compenser, ils ont tenu à ce que leurs enfants fassent des études. Cela n'aurait pas été forcément le cas en Algérie, surtout pour les familles modestes. De leur côté, les enfants se sont souvent sentis investis d'une mission, celle de réussir. »
Mais derrière la façade de la réussite se cachent parfois des séquelles psychologiques dont il est difficile de cerner l'ampleur. Des médecins ont eu à traiter des pieds-noirs traumatisés : « J'ai soigné une patiente qui a fait des cauchemars pendant vingt ans. Elle revivait sans cesse l'incendie de sa ferme en Algérie », se souvient le professeur Scotto. « La plupart n'ont sûrement pas eu le réflexe d'aller consulter un psychiatre ou un psychologue. » Le combat associatif a souvent fait office de thérapie de groupe. « Mon salut, je l'ai trouvé en rejoignant une association, il y a huit ans, confie Marcel Camicci. J'ai hérité du traumatisme que mes parents n'ont pas réussi à gérer. Je n'ai jamais pu en parler avec eux. Ils étaient trop repliés sur eux-mêmes. »
Pour beaucoup de pieds-noirs de la première génération, aux blessures psychologiques s'ajoute la douleur de l'exil, qui demeure, quarante ans après. Même si, officiellement, il ne s'agit toujours que d'un « rapatriement ». La sociologue Jeannine Verdès-Leroux raconte : « J'ai interrogé pour mon enquête plus d'une centaine de pieds-noirs. Presque tous se sont mis à pleurer. Hommes ou femmes, quels que soient leur âge ou leur statut social. »Le professeur Scotto, qui nous a confié avoir rêvé d'Alger tous les soirs pendant vingt et un ans, explique : « L'exilé politique garde toujours en lui l'espoir d'un retour. Mais, pour nous, l'exil est irrémédiable parce que le pays que nous avons quitté n'existe plus. »
Les rapatriés n'ont pas laissé seulement une terre, ils ont aussi abandonné leurs morts. Beaucoup de cimetières sont aujourd'hui à l'abandon quand ils n'ont pas été profanés. Le fait de le savoir empêche tout oubli, tout deuil chez beaucoup de pieds-noirs.
Aujourd'hui, nombre de pieds-noirs en veulent profondément à la France d'hier mais pas aux Algériens d'aujourd'hui. Tous ceux qui sont retournés en Algérie depuis racontent l'accueil chaleureux qu'ils ont reçu en tant que pieds-noirs. Autant de signes qui entretiennent chez les rapatriés le sentiment douloureux que, si les deux communautés n'avaient pas été broyées par l'Histoire, elles auraient pu continuer à vivre ensemble. D'où cette impression d'énorme gâchis dont parle Jean-Jacques Jordi. La veille de l'indépendance de l'Algérie, sa famille a fait précipitamment ses bagages. « Il y avait deux valises pour cinq personnes. Je n'ai eu le droit d'emporter qu'un seul jouet. »Jean-Jacques Jordi a longtemps hésité entre les boules de pétanque qu'on lui avait offertes à Noël et une diligence en fer tirée par des chevaux en plastique.« J'ai choisi les boules. Mais, avant de partir, je suis allé enterrer la diligence dans la cour. Quarante ans après, je me dis qu'il faut que je retourne là-bas pour voir si mon jouet y est toujours. »